Le Pinasson et le Fireball... Construction navale…
J’étais élève en classe de troisième du vieux et charmant collège d’Enseignement Général Thiers à Avignon intra-muros. Le directeur, on ne mentionnait pas la fonction de principal, était Monsieur Cucumel. Nous, bien sûr, on disait Cucu en parlant de lui mais c’était affectueux. Nous éprouvions un profond respect pour cet homme, authentique héros de la Résistance, ayant occupé temporairement des responsabilités importantes dans l’administration de la ville à la Libération. Quand j’étais pris à faire une connerie, il me saisissait tendrement par les cheveux au niveau de l’oreille en tirant vers le haut, (manœuvre que je contrais en me hissant sur la pointe des pieds) et me tançait de la sorte : « Jamois, tu ramasseras tous les papiers de la cour »… Sans être un foudre de guerre, je n’étais pas un mauvais élève mais, le niveau de ma classe n’était guère élevé… Je vous épargne les détails, j’en aurais trop à raconter ce qui nous éloignerait du sujet.
Mon père qui était lui-même professeur de sciences naturelles dans ce vénérable établissement m’avait annoncé la couleur : « si tu réussis le concours d’entrée à l’École Normale, je te paye un 420« … La barre était placée très haute, cette épreuve étant à l’époque réputée très difficile.
Je vous épargne le pourquoi du comment mais, déjouant tous les pronostics, il se trouva que je me retrouvais admissible à l’écrit mais que j’échouais à l’oral. Semi-succès dans la mesure où l’oral me donnait d’office le Brevet sans avoir à me présenter à l’examen mais le plus important pour moi, râteau pour le 420…
Mon père, bon prince, prenant acte de cette demi-réussite m’annonça alors : « ben je vais te construire un bateau »
Comme je l’avais déjà expliqué, mon paternel était très doué pour les travaux manuels. Cependant, ses talents s’illustraient surtout dans les domaines de la fabrication de meubles, de la maçonnerie, de la plomberie, de la ferronnerie, voire de la mécanique automobile (et de la peinture de carrosserie), de l’élaboration d’ingénieux dispositifs divers et variés mais, pas vraiment dans celui de la construction navale…
Toutefois, il avait observé la fabrication du Cap Corse de Moreau en bois moulé et pour lui, la réalisation d’un tel petit bateau ne paraissait pas présenter un obstacle insurmontable.
À l’époque, mon père était abonné à deux revues : Sciences et Vie et Système D. Ce dernier magazine, source inépuisable d’inspiration pour les bricoleurs, publiait des exemplaires bimestriels hors série. Il se trouve que le numéro 56 était dédié à la construction de divers petits bateaux et parmi eux, d’un joli petit dériveur en bois moulé, le Pinasson.
Disons, pour avoir une idée, que c’était un petit dériveur de 3,50m assez semblable au Zef que nous louions à la Grande Motte. Sur le plan de la réalisation technique, c’était en quelque sorte la même chose que le bateau de Moreau mais en plus réduit. Si Jo avait réussi à construire un Cap Corse, il se faisait fort de venir à bout de ce genre de coquille de noix. La nouvelle maison était terminée, certes il y avait encore quelques aménagements à prévoir, mais le garage était vaste et spacieux, propre à abriter un chantier naval.
De mon côté, j’étais partagé. Sans doute, j’allais avoir un bateau, je ne remettais pas en cause les capacités de mon père mais, bon comment dire… Le Pinasson, ce n’était pas franchement sexy…
Et puis un jour, Moreau, revenant de la Grande Motte, nous parla avec enthousiasme d’un dériveur sensationnel, conçu pour être construit par des amateurs : le Fireball !
Mais, c’est que là, on changeait de dimension ! À l’époque, ce dériveur anglais de l’architecte Peter Milne était l’équivalent du 470, c’est à dire la classe bien au-dessus du 420 ! En plus candidat pour devenir série olympique ! Ah ! oui, quand même…
La construction semblait plus simple à mettre en œuvre : coque à bouchains vifs en contre-plaqué. Il suffisait de se procurer du contre-plaqué de qualité marine auprès des établissements Charles à Paris et en avant Guingand !
Et c’est ainsi, qu’ayant acquis le plan numéro 1079 auprès de l’association française des propriétaires : « l‘International Fireball France« , mon père se lança dans l’aventure de la construction navale.
L’affaire étant cependant ardue, les plans certes accompagnés d’un dossier complet présentaient une première difficulté : les mesures étaient anglaises. Leur conversion en système métrique aboutissait à des décimales infinies mais néanmoins impératives à respecter pour se conformer à la sacro-sainte jauge ! Mon pauvre père (n’oublions pas que nous n’aimions pas trop les Anglais dans la famille) s’arracha les maigres cheveux de sa tignasse pour mettre au pli les dimensions du fourbe vaisseau de la perfide Albion afin de les convertir dans des unités laïques et républicaines.
La construction fut longue, enfin me semblait-il, et épuisante. Ça, ce n’était pas du chiqué. J’ai vu de mes yeux vu, les gouttes de sueur de mon pauvre père tomber et s’étaler sur le contre-plaqué marine plaqué acajou (de première qualité). Tandis qu’une méphitique odeur d’urine en provenance de la colle de marque « Mélocol » se répandait dans le garage mal aéré.
La coque enfin terminée, il fallut s’atteler à ce qui devait permettre au fier vaisseau de prendre la mer, c’est-à-dire l’équiper d’un accastillage complet et d’un gréement.
Le mât constituait un premier obstacle de taille… Heureusement, grâce aux petites annonces du bulletin de l’IFF auquel nous étions abonnés, une solution entrant dans les budgets contraints du ministère de la Marine familiale nous fut fournie. Un exemplaire d’occasion de la marque Proctor était disponible à la vente à un prix raisonnable. La transaction fut rondement menée. Problème, le vendeur créchait en région parisienne. Qu’à cela ne tienne, le service de fret de la SNCF, le SERNAM allait se charger du transport de l’espar de l’austère banlieue parisienne au soleil de la Provence.
Tout semblait réglé quand le calendrier se sentit obligé de faire des siennes. Nous étions au milieu de l’été, et les truites du Drac attendaient impatiemment les hameçons de mon père pour achever leur bref transit des eaux cristallines du torrent alpin aux assiettes en mélanine de notre cuisine de camping de Pont-du-Fossé.
Qu’à cela ne tienne, notre voisin Giraud, communiste notoire et infirmier à l’hôpital psychiatrique de Montfavet (établissement réputé dans les milieux artistiques pour avoir accueilli parmi ses pensionnaires, Camille Claudel) proposa ses services. Contrairement à ces feignants d’enseignants, il bossait au mois de juillet et se fit fort de réceptionner le colis en provenance du Grand Nord puis de le stocker dans notre garage en attendant le retour de notre villégiature alpestre.
À Pont-du-Fossé, les truites, braves filles, se succédaient dans nos gamelles. Moi je m’en foutais, attendant chaque jour la lettre de l’infirmier communiste, annonçant l’arrivée de mon précieux mât. Eh oui ! à cette époque, pas de mail, pas de téléphone, enfin si, à la poste du village (mais ça coûtait bonbon).
Enfin, la bonne nouvelle nous parvint au camping. Sous l’auvent de la caravane Digue (cuisine latérale (le modèle « Cuisine en bout » étant notoirement plus onéreux), mon père décacheta la missive de notre très serviable voisin laquelle disait à peu près ceci : « chers amis, votre mât est bien arrivé et (point de suspension…) en deux parties ».
Un silence dubitatif avait suivi cette lecture. Je m’égosillais que non ! Le Proctor D mesurait bien 7 m et quelques mais, en un seul tronçon ! À l’examen plus attentif du message, notre infirmier psychiatrique communiste précisait que de petites billes blanches s’écoulaient du paquetage. Peut-être une agacerie de l’emballage ?
La réalité était beaucoup plus crue. La SNCF avait cassé mon mât en deux… Il faut dire qu’à l’époque la ligne qui desservait notre modeste gare de Morières-les-Avignon était assurée par des convois remorqués par des locomotives à vapeur de type 141R, chauffe au fuel certes, mais enfin ce n’était pas une raison. Mon père déclara que ces (ce sont ces mots) « empaquetés de la SNCF » n’avaient pas été foutus de transporter un mât de 7 m (et quelques) de long et qu’on allait voir ce que l’on allait voir !
Bon du coup, en rentrant à la maison, on a bien vu ce que l’on devait voir, c’est-à-dire avant tout, deux jolis morceaux de mât, soigneusement entreposés dans le garage familial à côté de la coque du Fireball terminée. Le paternel prit alors sa plume la plus acérée pour réclamer auprès du chef de gare réparation du préjudice subi. Allez savoir pourquoi, les chemins de fer français sans doute peu habitués à transporter des éléments de mâture de la région parisienne vers le Midi, après bien des tergiversations, consentirent à verser à mon père un dédommagement qui adoucit quelque peu son courroux mais ne résolvait pas mon problème dans l’immédiat.
En attendant, j’avais l’air couillon et les boules avec deux demi-mâts tout à fait impropres à propulser un dériveur de compétition vers les sommets des classements des régates à venir.
Mon père, confronté à la question, se gratta la tête. Souder, ça, il savait faire. Oui, mais la ferraille, c’est à dire, les ferronneries de volets, un portail, un soc de charrue, des trucs dans le genre mais, souder de l’aluminium… bernique. Il ne baissa pas pavillon pour autant. Il s’attela dans un premier temps à confectionner une robuste âme en fer d’une cinquantaine de centimètres d’un poids respectable susceptible de s’insérer dans le profil creux de l’espar. Grâce à un voisin qui travaillait à l’Electro réfractaire à Sorgues (ou au Pontet, je ne me souviens plus), il dégotta un soudeur capable de relier les deux tronçons du mât en un seul morceau (renforcés en plus par l’âme en fer).
C’est ainsi que se trouva résolu le premier problème : le Fireball étant désormais pourvu d’un solide mât, en un seul morceau, présentant juste une légère angulation en son milieu. Il était certes un peu plus lourd qu’à l’origine… mais enfin, les sept mètres étaient redevenus une pièce unique.
Restait la suite, à commencer par la bôme. La station-service Esso (qui accessoirement faisait office d’arrêt pour les cars Arnaud venant d’Avignon située sur la nationale à l’entrée du village et proche de notre ancien lotissement faisait également dans le commerce de la brocante. Le tôlier proposait à la vente des mâts en bois destinés selon lui à confectionner des rampes de balcon.
Pour 5 Francs de l’époque, un tronçon nous fournit de quoi produire une bôme fort acceptable qui, peinte en noir, avait de plus fort belle allure.
Restaient les voiles. Là encore, la revue de l’association nous permit d’acquérir un jeu de voiles Tasker, certes dépareillés mais assez potables. Je pus ainsi coller le numéro 9467 attribué par l’IFF dans la grand-voile dominée par le fier rond rouge, emblème de la série.
Pour l’accastillage, le magasin de Courtine me fournit les quelques taquets, filoirs, poulies et cordages nécessaires destinés à finaliser l’armement de base. Courtine c’était un plan d’eau au sud d’Avignon situé à la confluence de la Durance et du Rhône. À l’époque on y avait installé un semblant de port de plaisance, avec pontons et catways, un club de voile (Avignon Courtine Yatching Club) et un schipchandler.
Pour être complet, je me dois de préciser qu’au cours de l’année de terminale, j’avais réussi à trouver avec mon pote Dudule, un moyen de pratiquer la voile à peu de frais. La MJC de la Croix des Oiseaux (un quartier d’Avignon) y avait basé un vieux 420 que nous pouvions utiliser à volonté contre une modique cotisation annuelle. Le rafiot était passablement usé, les caissons fendus, les voiles plus proches de la robe de Madame Sarfati que d’un dériveur de régates mais baste… ça flottait.
Pour se rendre à Courtine c’était coton, je devais prendre mon vieux vélo (à 3 vitesses) retapé par mon père tandis que Dudule disposait d’un antique Solex, un des premiers modèles dont le son du moteur avait pour seule fonction d’accompagner d’un bruit harmonieux et encourageant le pédalage intensif du cyclomotoriste s’il souhaitait avancer. Les jours de Mistral, aller à Courtine était fastoche, revenir, une galère, le long du Rhône face au vent avant d’apercevoir les remparts de la cité papale et le pont Saint-Bénézet. Avec le vent du sud c’était pareil mais dans l’autre sens…
Nous étions en 1975, après trois ans le Fireball allait être mis à l’eau à Courtine.
Mon premier bateau… enfin !